Il y à quelques jours encore le président de la république a attiré l’attention sur le télétravail, les opportunités qu’il créé pour chacun mais également les contraintes associées à une pratique dans un contexte défavorable : ‘Il est plus facile de pouvoir télé-travailler en campagne dans une résidence secondaire, que dans un appartement avec la proximité de l’ensemble des membres de sa famille’. La préconisation est donc 2-3 jours de télétravail par semaine.
En parallèle et chaque jour je lis un nouvel article qui fait l’apologie du télétravail et de ses vertus : équilibre de vie, respect de l’environnement, meilleure productivité, bien-être au travail…
En tant qu’acteur du monde numérique je devrais me réjouir de voir cette dynamique digitale comblée tous les cœurs et même ceux des plus conservateurs. Oui mais voilà… Je m’inquiète des retombées réelles d’une pratique trop importante et mal encadré du télétravail. Voici plusieurs points qui ont retenu mon attention sur les dangers que nous encourons :
1. La déshumanisation engendrée par la relation digitale
Les parents d’un certain âge connaissent tous le même problème : une tablée de jeunes enfants/ados qui au lieu de discuter entre eux sont chacun scotchés à leur écran de smartphone.
Le télétravail est une variante au final de cette situation. Nous passons en moyenne 7 à 8h par jour dans notre entreprise. Si ce temps est exclusivement consacré devant un écran, à terme et par analogie entre vie personnelle et professionnelle, nous créerons les mêmes difficultés et problèmes connus appuyés par l’étude de CAIRN (1) :
- Distanciation sociale et solitude : 42% des salariés citent le risque de sédentarité, de mauvaises postures et 54 % d’entre eux craignent la perte de lien social, l’isolement. Crainte partagée à 46% par les dirigeants (2)
- Perte de sens et de reconnaissance
- Dégradation des relations sociales entre collègues et potentiellement avec son management
- Dégradation de performance et notamment sur des processus fortement socialo-dépendant
Sur ce dernier point et pour exemple, certaines actions et opérations menées par les collaborateurs pourraient être moins performantes si elles sont réalisées en ligne. La perte de profondeur d’émotions et de partage d’une réalité commune pourraient être un réel frein aux avancées collaboratives comme le précise EDUCTECH sur son site (3). Comme exemple, on pourrait citer la gestion de la relation commerciale, le management par l’émotion, le transfert de connaissances, le partage du leadership pourraient être relégués à de simples données objectives à analyser là où le contact présentiel peut permettre de transcender, motiver, parfois de manière irrationnelle, certains codes ou décisions prédéterminées par les chiffres et les faits.
2. La culture de son jardin secret et le droit à la déconnexion
Une étude récente de Cowork (4) vante effectivement les bienfaits du télétravail dans l’équilibre de vie perso/pro. Toutefois elle relève également et paradoxalement le fait qu’il reste complexe de séparer totalement le temps relevant de la vie professionnelle et celui de la vie personnelle.
Le blurring (travail en dehors des horaires habituels), déjà fortement pratiqué par les cadres avec l’aide du digital, pourrait s’accentuer au détriment du droit à la déconnexion. Un article de ce jour dans le courrier international tire déjà les conclusions sur la période de confinement : 49 minutes en moyenne de plus de temps de travail par collaborateur et par jour.
J’ajouterai à ce risque, un autre plus pernicieux et qui ne sera certainement visible qu’à long terme. Nous avions pris l’habitude de séparer, tout de moins dans l’espace, nos sphères professionnelles et personnelles. Lorsque ces deux sphères se recoupent ou à l’extrême se confondent (100% télétravail), ces nos deux identités qui se rapprochent. Peut-on réellement considérer que nous sommes strictement les mêmes sur notre lieu de travail et notre lieu de vie ?
Je dirai que non et c’est un besoin vital que de maintenir cette ambivalence à la fois pour soigner notre personnalité et nos comportements. Selon l’étude de Wom Recrutement (5) 46% des salariés français avouent adopter un ‘comportement différent’ au travail, 33% lors d’un processus de vente et 30% devant leur manager.
Le rapport à l’autre pourrait également évoluer en mettant en exergue des qualités (ou des défauts) activés uniquement dans la sphère professionnelle ou déviés de leur utilisation originelle depuis la sphère personnelle.
En caricaturant, et dans un cadre de télétravail, un commercial en processus de séduction pourrait rendre jaloux son conjoint en utilisant son empathie et son bon relationnel pour créer une complicité avec un client ou un partenaire inconnu de la sphère familiale.
La démarche de télétravail doit donc être accompagnée de deux jeux de règles très strictes et claires :
- Des règles internes au domicile dans le respect du temps et de l’espace de travail (Temps de disponibilité pour la famille, espace accordé au télétravail)
- Des règles dictées par l’entreprise (Temps de travail effectif, outils disponibles et mode d’utilisation, encadrement spécifique des télétravailleurs…)
3. Commérer pour innover
Contrairement à bon nombre d’idées reçues, c’est avant tout, et à l’origine, le commérage qui a fait de l’homo-sapiens le maitre biologique absolu sur Terre (‘Homo Sapiens – Une brève histoire de l’humanité’ – Yuval Noah Harari). Le fait, totalement contre nature, de pouvoir penser à d’autres préoccupations que de nourrir, protéger sa famille (et se reproduire) a permis à Sapiens d’inventer les croyances indispensables au maintien d’une organisation structurée de plusieurs millions (milliards à présent) de personnes.
De nos jours, commérer reste un acte social fort : c’est celui que l’on a autour de la machine à café quand on parle de son week-end ou quand on n’est pas d’accord sur la couleur de la cravate de Michel mais également qui permet d’associer des idées informelles et des signaux faibles à de grandes stratégies, de partager de la connaissance, de penser à l’impossible…
Par extension, c’est potentiellement le principe même d’innovation des entreprises qui pourrait être remis en cause (Exemple d’effet cafétéria).
L’absence de rencontre informelle, de création de lien social voire d’amitié, peut freiner à terme les innovations et d’une certaine façon influer fortement sur la motivation de son personnel.
Au-delà du fait d’innover c’est également le plaisir d’échanger et de communier avec ses pairs qui fait de l’homme ce qu’il est.
Est-ce que le télétravail peut réellement remplacer tous les échanges physiques habituels ? On peut s’interroger… Nous avons tous vécu un apéro Zoom/Teams. En avez-vous tiré la même dose d’émotions, le même plaisir qu’une rencontre réelle ?
4. Et les emplois physico-dépendants ?
Le télétravail généralisé mènera également à la mise à mal voire la disparition de plusieurs métiers de proximité : la restauration, les transports communs, les services de conciergerie d’entreprise, les réfectoires, la maintenance… C’est tout une économie de support et de services qui devra se réinventer ou périr (6).
En conclusion, je dirai bien sûr OUI au télétravail, je crois aux vertus de nos outils numériques pour accompagner nos nouveaux modes de travail et à notre capacité d’adaptation. Mais la solution réside certainement dans un équilibre spécifique à chacun entre travail à distance et travail sur site.
Vous l’avez compris, de mon point de vue, la perte totale de contact présentiel me semble une menace importante à la fois pour la productivité des collaborateurs d’entreprise que pour leur santé psychologique et mentale.
On pourrait de fait s’interroger sur la capacité d’innover collectivement dans une entreprise où les collaborateurs seraient 100% en télétravail. Je l’ai encore entendu ce matin d’un collègue chef d’entreprise : « En télétravail, on produit bien », « En présentiel, on construit ensemble »
Le rôle des managers sera bien entendu essentiel dans la réussite d’un processus de basculement vers plus de télétravail. En termes d’exemples je citerai une initiative menée par un manager français aux USA avant la crise sanitaire, qui s’étant aperçu à son arrivée que l’ensemble de son équipe commerciale était déjà en télétravail, a pris l’initiative d’organiser un déjeuner par semaine avec chacun de ses collègues… chez lui !
En dernier lieu, et contrairement à ce que l’on pourrait penser naturellement dans une société moderne qui challenge au quotidien l’équilibre perso/pro, la dimension sociale et la dimension symbolique du travail sont devenues dominantes sur la dimension instrumentale. Autrement dit, même si on cherche un meilleur équilibre de vie, on veut donner du sens et de la valeur à notre travail avant d’en tirer une rémunération (7).
On est donc en droit de se demander quelle sera l’impact d’une vie professionnelle digitale sur le sens donné à son travail en regard de ces dimensions ?